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Denis Gratias commente un article récemment paru dans Acta Crystallographica B (U. Grimm, Acta Cryst. (2015). B71, 258-274) qui touche les fondements de la cristallographie.


Dans un récent et remarquable article Aperiodic crystals and beyond, Uwe Grimm fait le point sur la définition du cristal proposée par l'IUCr en 1992 et qui stipule qu'un cristal est un solide dont l'essentiel (entendre la majeure partie) de l'intensité diffractée est concentrée dans des pics fins, dits pics de Bragg, localisées en des points Q de l'espace réciproque de la forme:
{jatex}\begin{equation} Q = \sum\limits_{i=1}^Nh_ia_i^*, \quad h_i \in \mathbb{Z}\end{equation}{/jatex}
où les ai sont les vecteurs de base d'un ℤ-module1 de rang ≥ 3, le cas = 3 correspondant à la définition traditionnelle du cristal comme solide triplement périodique. L'article très didactique de Grimm appelle quelques commentaires d'invitation enthousiaste à sa lecture attentive.


Construction de la suite de Thue-Morse en 2D

On note d'abord que, bien que d'essence fondamentale et mathématique, et donc attendu dans Acta Cryst. A, l'article de Grimm est publié dans la série B… On croit y voir l'influence très positive de l'éditeur de cette série B qu'on remercie chaleureusement!
On observera ensuite que le matériel de l'article trouve ses racines dans les années 90 avec, outre Grimm, les noms prestigieux de Meyer, Baake, Moody, Pleasant, Radin et autres mathématiciens et physiciens théoriciens qu'on aurait été heureux de lire dans Acta Cryst. A plus souvent et bien avant 20152.
On note enfin que la formule ci-dessus restreint le qualicatif de cristaux aux seuls solides ordonnées qui présentent des diffractions sur des ℤ-modules et qui sont donc descriptibles comme coupes tridimensionnelles d'objets périodiques dans un espace euclidien de dimension n finie égale au rang du ℤ-module. Ce sont les structures incommensurables, les cristaux composites et les quasicristaux. Ces composés sont aujourd'hui rassemblés sous le terme de cristaux apériodiques, pour souligner l'absence3 de périodicité.
En fait, loin de n'avoir pas de périodes, bien au contraire, ces solides en ont trop ! Tous sont descriptibles comme des coupes de cristaux superpériodiques, dans des superespaces et possédant4 des supersymétries.
Thue Morse3 conway1

Diffraction (spectre singulier continu) de la suite de Thue-Morse pondérée (de points diffractant ±1)

Extraordinaires symétries cachées du triangle de Conway
Cette bizarrerie de language risque hélas de perdurer et ces solides resteront sans doute encore longtemps apériodiques alors que l'apériodicité se rencontre dans de nombreux autres objets ordonnés, certains obtenus par inflation d'un même processus et qui, eux, présentent des spectres de diffraction n'obéissant pas à la formule ci-dessus ! Ainsi, le triangle de Sierpinski, la suite de Thue-Morse, celle de Rudin-Shapiro, le fameux triangle de Conway sont autant d'exemples de structures ordonnées apériodiques dont les spectres de diffraction ne s'appuient pas (principalement) sur des ℤ-modules.
En conclusion, l'article de Uwe Grimm pose les questions fondamentales de la notion de cristal. Il permet de relever, comme rapidement esquissé ici, les fortes limitations imposées par le rajout de la formule ci-dessus à la définition IUCr 1992 en montrant les incohérences de langage où les cristaux apériodiques satisfaisant la formule ci-dessus sont en fait superpériodiques alors que nombre d'objets ordonnés véritablement apériodiques, eux, ne satisfont pas la sus-dite formule…
On espère lire de nombreux autres articles de l'acabit de celui d'Uwe Grimm dans Acta Crystallographica pour voir ainsi se combler le fossé qui existe entre le monde de la cristallographie et celui des mathématiques et de la physique théorique.

Denis Gratias (juillet 2015)

Notes
1Un ℤ-module de rang n est isomorphe à un espace vectoriel de dimension n construit sur un anneau (par exemple, l'anneau ℤ des entiers relatifs).
2Ainsi, les phases incommensurables sont discutées sur le plan formel en 1974 par De Wolff, la notion de ℤ-module de la formule ci-dessus est explicitement introduite en cristallographie par Janner et Janssen en 1977 et les quasicristaux apparaissent cinq ans plus tard.
3L'expression de cristal apériodique est apparue, à ma connaissance, sous la plume de Louis Michel à l'occasion de l'atelier des Houches sur les quasicristaux en 1986.
4Les physiciens des hautes énergies ne s'y sont pas trompées qui qualifient leurs modèles de grand unifiée de supersymétriques.
Images: Denis Gratias