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Genèse et attribution du prix André Guinier

AG2009Textes rédigés et propos recueillis par Alain Dautant (CNRS, Bordeaux), François Rieutord (CEA Grenoble) et Philippe Guionneau (Université de Bordeaux, président de l'AFC)

L'Association Française de Cristallographie est viscéralement tournée vers la promotion des forces vives pour l'avenir et consacre une grande partie de ses moyens à promouvoir les cristallographes en devenir via des bourses de participation à des congrès ou des écoles, des concours d'affiche, des prix de thèse et même des évènements de médiation scientifique à destination des très jeunes. Néanmoins, la vie d'un cristallographe est un long cheminement, débordante d'obstacles autant que d'avancées et les étapes de progression sont nombreuses. Au cours de celles-ci, la reconnaissance des pairs constitue toujours une motivation et peut même, en retour, être formatrice et motivante pour, justement, les plus jeunes. Il nous est ainsi apparu juste et même vital que l'AFC puisse récompenser également les collègues qui jouent un rôle majeur dans l'univers de la cristallographie présente et ce à l'instar de la plupart des sociétés savantes de cristallographie des autres grands pays de cristallographie.

À cette fin, les conditions pratiques étant réunies, le conseil d'administration de l'AFC a décidé (fin 2018) de créer un prix récompensant le travail d'un cristallographe confirmé, décerné tous les deux ans - si possible en résonance avec le congrès général - et attribué pour la première fois en 2020. Quant au nom de ce prix, il a fait l'objet de discussions riches au sein du conseil d'administration mais c'est à l'unanimité que celui d'un cristallographe français ayant joué un rôle majeur, y compris dans les instances internationales, a été in fine retenu. André Guinier est un cristallographe au parcours remarquable, ce n'est pas le lieu, ici, de relater l'incroyable richesse et le formidable impact de sa carrière, tant aux échelles internationales - rappelons qu'il fut président de l'IUCr - que nationales - par exemple en tant qu'Académicien - ou locales - notamment comme fondateur du LPS à Orsay - alliant des avancées technologiques majeures, des travaux fondamentaux de premier plan et des œuvres pédagogiques qui ont accompagnés des générations. Autorisée par ses descendants, l'association du nom d'André Guinier au prix "acteur confirmé de la cristallographie" est un honneur pour l'AFC autant qu'une juste reconnaissance de l'impact majeur de cette figure de la cristallographie du XXe siècle.

La campagne pour attribuer le premier prix André Guinier de l'AFC s'est tenue tout au long de l'année 2019 en vue de le remettre au cours du congrès national initialement prévu en juillet 2020 à Grenoble. Dans un premier temps, le Conseil d'Administration de l'AFC qui a la tâche d'attribuer ce prix a reçu, suite à un appel à nomination, de très nombreuses suggestions de collègues. Disons-le tout de suite, l'excellence des candidatures avait tout de suite fait comprendre aux membres du CA que la décision finale serait difficile mais aussi combien la création de ce prix était pertinente. Oui, la communauté des cristallographes francophones fourmille de talents aussi puissants qu'appartenant à des horizons très divers. Bien sûr, aucun prix, de surcroît créé après presque 70 ans d'existence de l'association, ne peut récompenser tous ceux qui le méritent, même à l'évidence. Le CA de l'AFC a tenu à affirmer combien l'embarras du choix était positif et si motivant pour la suite.

Après de nombreuses discussions et un processus en plusieurs étapes, le CA de l'AFC a fait un choix qui fait honneur à la situation par son audace, sa pertinence et la force du message. Audace car ce n'est pas à un mais à deux collègues que ce premier prix est attribué. Pertinence tant la qualité des lauréats et de leur travail est remarquable. Force du message car il a été décidé, pour cette première édition, de mettre en lumière des collègues à l'origine d'avancées significatives, notamment en terme d'outils, mises à disposition et bénéfiques à toute la communauté des cristallographes. Des cristallographes au service des cristallographes.

Le prix André Guinier de l'AFC, millésimé 2020, est donc attribué conjointement à Gérard Bricogne et Vincent Favre-Nicolin.

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Félicitations à eux deux !
(Gérard Bricogne à gauche et Vincent Favre-Nicolin à droite) 


Un résumé de leurs parcours ainsi qu'une réaction "à chaud" sont reportés ci-après. A noter que ce prix sera remis en présence des lauréats au cours du congrès de l'AFC, désormais prévu en juillet 2021 en raison de l'actualité sanitaire, toujours à Grenoble.

Gérard Bricogne
La renommée de Gérard Bricogne a largement dépassé les frontières de la France. Né en 1949 à Aix-en-Provence, il fait partie des Français les plus connus au sein de la communauté cristallographique internationale. Gérard Bricogne a obtenu son Ph.D., effectué sous la direction de David Blow, en 1975 à Cambridge (Grande-Bretagne) et il resta au Trinity College comme Research Fellow jusqu’en 1981. Dans sa thèse de Ph.D. il développa des logiciels permettant d'exploiter les symétries non cristallographiques pour la détermination de la structure des protéines oligomériques ou des virus, une révolution dans l’échelle des assemblages de macromolécules biologiques accessibles à partir de données de diffraction des rayons X. Il appliqua ces logiciels en contribuant à la détermination des premières structures de capsides virales à résolution atomique, celle du Virus de la Mosaïque du Tabac (TMV) avec l’équipe d’Aaron Klug (Bloomer AC, Champness JN, Bricogne G, Staden R, Klug A. Protein disk of tobacco mosaic virus at 2.8 Å resolution showing the interactions within and between subunits. Nature 1978 276 :362–368), et celle du virus du Rabougrissement Buissonneux de la Tomate (TBSV) avec l’équipe de Stephen Harrison (Harrison SC, Olson AJ, Schutt CE, Winkler FK, Bricogne G. Tomato bushy stunt virus at 2.9 Å resolution. Nature 1978 276 :368–373).

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Après un séjour de deux ans aux Etats-Unis comme Assistant Professor à Columbia University (New York), il intègre en 1983 le CNRS comme Directeur de Recherche rattaché au LURE à Orsay (Université de Paris-Sud 11) où il côtoie, parmi bien d’autres Lurons, Roger Fourme et Richard Kahn. Il y poursuit son travail de longue haleine, entrepris en 1978, d’exploration des méthodes de maximum d’entropie, de maximum de vraisemblance, et plus généralement de statistique Bayésienne, à divers aspects de la cristallographie. Ces méthodes sont aujourd’hui employées quotidiennement en affinement de structures RX et cryo-EM. En 1986, il fut l’instigateur et animateur d’un Atelier de Programmation Coopérative, financé par l’Union Européenne, d’où émergea une suite de logiciels (EEC MADNES) permettant l’analyse des images enregistrées avec une grande diversité de configurations de diffractomètres et de détecteurs.

Ses recherches le conduisent ensuite à s’expatrier successivement en Grande-Bretagne (Trinity College, Cambridge), puis en Suède (Uppsala), pour finalement revenir en Grande-Bretagne (Laboratory of Molecular Biology du MRC, Cambridge) de 1993 à 1998. Le chapitre qu’il a rédigé à cette époque sur la Transformation de Fourier dans le volume B des Tables Internationales est certainement un des points d’orgue de sa contribution à la cristallographie (Bricogne G, Fourier Transforms in Crystallography: Theory, Algorithms and Applications, in: International Tables for Crystallography, 1993 Vol. B, 23–106). La remise du prix André Guinier de l’AFC dans la ville de Grenoble, où Joseph Fourier créa en 1810 la faculté qui porte aujourd’hui son nom, sera ainsi une heureuse coïncidence.

En 1996, il fonde la société Global Phasing Ltd (https://www.globalphasing.com) dont il est le directeur. Cette société à but non lucratif, basée à Cambridge, développe des méthodes et des logiciels innovants pour la détermination et l’affinement des structures cristallines macromoléculaires (SHARP, BUSTER, autoPROC, Grade, STARANISO). Elle est soutenue par un consortium de sociétés pharmaceutiques et par la participation occasionnelle à des réseaux de recherche financés par l’UE. Tous les logiciels produits par Global Phasing sont mis gratuitement à la disposition des cristallographes académiques du monde entier.
Lauréat du prix Grammaticakis-Neumann 1985 de l’Académie des Sciences (Section de chimie), du prix Dorothy Hodgkin 1994 de la British Crystallographic Association, du prix Patterson 1999 de l'American Crystallographic Association, Docteur Honoris causa de l’Université d’Uppsala en 2005 et co-lauréat avec George Sheldrick du prix Gregori-Aminoff 2009 de l'Académie Royale Suédoise des Sciences, Gérard Bricogne est depuis 1988 membre de l’EMBO et depuis 1999, membre correspondant de l’Académie des Sciences (section de Mathématiques).

Il est l’auteur ou co-auteur de plus d'une centaine d'articles scientifiques dans des revues à comité de lecture de la plus haute renommée (Science, Nature, Nature Structural and Molecular Biology, Nature Communications, Structure, Cell, PNAS), sans oublier de nombreuses revues spécialisées réputées (Acta Crystallographica A and D, Journal of Synchrotron Radiation, Journal of Biological Chemistry, Journal of Molecular Biology, Journal of Virology, Journal of Bacteriology, ...). Son nom est attaché à plus d'une centaine de structures déposées à la Protein Data Bank. Très pédagogue, il n'hésite jamais à diffuser ses connaissances au cours de workshops, écoles d'été, conférences, etc. Sa communication lors de la table ronde "Meet the Industry" fut un des grands moments du congrès de l'AFC de Lyon en 2018.

Gérard Bricogne :
"Je suis très touché par l’honneur que me fait l’AFC en me décernant ce prix, qui porte le nom d’un si illustre cristallographe français.
La grande majorité de mon travail s’est effectué hors de France, mais ma trajectoire porte l’empreinte indélébile des 4 ans que j’ai passés au LURE dans les années 80. Les influences combinées de Richard Kahn et de Roger Fourme ont été capitales pour m’ouvrir les yeux sur la primauté des « manips » et de leur symbiose intime avec les logiciels de contrôle et les méthodes de calcul – influences plus discernables que jamais dans le travail de mon équipe ces dernières années, focalisé sur la conception et l’exécution automatique de stratégies optimisées pour l’enregistrement de données de diffraction qui soient aussi transférables que possible entre multiples lignes de lumière et synchrotrons.
C’est donc au nom de tous ceux qui m’ont inspiré, aiguillé, aiguillonné et soutenu, et de ceux qui ont travaillé avec moi dans divers environnements de recherche, que je reçois avec joie et gratitude ce Prix André Guinier de l’AFC. Je suis particulièrement heureux de le partager avec Vincent Favre-Nicolin, lui-même développeur de méthodes et de logiciels pour l’étude des structures par diffraction des rayons X. Ses accomplissements montrent que la passion pour ce type de travail n’est pas seulement le hobby d’une génération en voie de disparition, mais une force qui se propage vigoureusement vers les plus jeunes.
Comme l’a fait remarquer Sydney Brenner, « Progress in science depends on new techniques, new discoveries and new ideas, probably in that order ». Les prix scientifiques viennent souvent, et à juste titre, récompenser les découvertes et les idées ; mais ils savent aussi, comme celui-ci aujourd’hui, reconnaître la contribution qu’apportent les méthodes incarnées dans des logiciels offerts par leurs auteurs à une utilisation générale par la communauté, quelles que soient les modalités spécifiques par lesquelles ils sont rendus disponibles. J’espère donc que le choix par l’AFC de deux développeurs de méthodes et de logiciels comme lauréats du premier Prix André Guinier contribuera à encourager de jeunes chercheurs, attirés vers la cristallographie et les techniques connexes d’imagerie au niveau atomique, à consacrer leurs talents à la poursuite de tels développements. Il y a tant à faire, et tant à rendre possible !"
 
Vincent Favre-Nicolin
Vincent Favre-Nicolin est actuellement maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, détaché à l’ESRF. Normalien, agrégé de physique, Vincent Favre-Nicolin a commencé sa carrière en travaillant sur les problématiques de diffusion anomale dont il est un des spécialistes mondiaux. Vincent Favre-Nicolin a ensuite développé, notamment durant un séjour à l’Université de Genève des algorithmes de détermination de structure ab initio à partir de diagrammes de diffraction sur poudre. Ces travaux ont abouti à l’élaboration du logiciel libre FOX qui reste très utilisé dans la communauté.
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Vincent Favre-Nicolin a été ensuite enseignant-chercheur à l’université Grenoble Alpes, au sein du laboratoire Nanostructure et Rayonnement Synchrotron du CEA qui co-exploite avec le CNRS les lignes CRG françaises de l’ESRF. Au sein de ce laboratoire, il a été amené à étudier des nanostructures (essentiellement semi-conductrices) par différentes techniques notamment d’incidence rasante qu’il a développées, en les conjuguant notamment avec la diffusion anomale (GI MAD, GI DAFS, …). L’étude des assemblées de nano objets l’a conduit à l’investigation d’objets uniques et à l’utilisation de la diffusion cohérente, contribuant à l’essor de ces techniques sur les synchrotrons de dernière génération. Il a d’abord développé la technique d’imagerie de diffraction cohérente en condition de Bragg qui permet de reconstruire la forme et les champs de déformation d’un objet. Il a mis au point des méthodologies d’acquisition de donnée et les outils pour l’analyse, en améliorant notamment les performances des algorithmes de détermination des phases.

Plus récemment, au sein de la communauté d’imagerie cohérente de l’ESRF, Vincent Favre-Nicolin a étendu ces outils à d’autres techniques comme la ptychographie à petits et grands angles, en champ proche et champ lointain. Vincent Favre-Nicolin a développé des méthodes novatrices, faisant plein usage des outils informatiques hautes performances comme les processeurs graphiques. Ces outils de traitement de données, indispensables à ce que la communauté puisse s’approprier ces nouvelles techniques, constitue la suite logicielle libre PyNX qui devient une référence dans le domaine.
Vincent Favre-Nicolin a été par ailleurs directeur de l’école internationale Hercules et est co-éditeur du Journal of Synchrotron Radiation. Il a été membre junior de l’Institut Universitaire de France. Il est l’auteur de plus de 80 articles dont beaucoup font référence. Vincent Favre-Nicolin conjugue une profonde connaissance de la cristallographie et de la physique de la diffusion, avec une maîtrise des outils mathématique et informatique permettant d’exploiter les données. Les algorithmes et codes développés sont des références qui bénéficient à l’ensemble de la communauté de cristallographie.

Vincent Favre-Nicolin:
"Je suis extrêmement honoré par ce prix, en particulier parce qu’il vient de la communauté auprès de laquelle je travaille depuis ma thèse, en cristallographie et plus généralement autour de l’utilisation du rayonnement synchrotron. Ce prix met en évidence l’importance du développement d’algorithmes et leur mise à disposition dans des logiciels au code source ouvert, afin de permettre une analyse efficace des données expérimentales. J’y ai contribué depuis une vingtaine d’années aussi bien pour la diffraction sur poudre, la diffraction résonante, et maintenant pour les données d’imagerie cohérente des rayons X si importantes pour l’exploitation de sources de synchrotron de quatrième génération, à l’ESRF et bientôt à Soleil. Je suis heureux de voir que même longtemps après leur mise à disposition (Fox), ces logiciels restent très utilisés par la communauté.
Je remercie l’Association Française de Cristallographie pour m’avoir choisi pour ce prix, ainsi que toutes les personnes ayant travaillé avec moi, et plus particulièrement mes principaux co-auteurs qui m’ont soumis des problèmes intéressants depuis ma thèse: Jean-Louis Hodeau, Radovan Černý, Hubert Renevier et Joël Eymery. Enfin je n’oublie pas les institutions ayant accueilli ces travaux -CEA, CNRS, ESRF, Université de Genève et Université Grenoble Alpes- ainsi que la communauté internationale autour de l’école HERCULES que j’ai eu le plaisir de diriger durant ces 6 dernières années.
J’apprécie particulièrement de partager ce prix avec Gérard Bricogne: si nous n’avons pas travaillé ensemble, nos études montrent l’importance constante des méthodes de détermination de la phase, de l’utilisation du maximum de vraisemblance, et le rôle central des logiciels fournis à la communauté scientifique, quels que soient les matériaux étudiés !"